Pour quelques gouttes d'alcool, de Matt Bondurant
Les États-Unis. Les années 30. La Prohibition, le trafic d'alcool, les routes poussiéreuses aux voitures bringuebalantes, mal rafistolées, chargées de bonbonnes d'un liquide épais, aux grosses bulles sucrées. Des hommes mal lavés, qui regardent au loin sous la poussière d'un regard étincelant. Les shérifs, les coups de feu, de rasoir, la vengeance... On dirait un ensemble de clichés mal tissus, et pourtant toute cette atmosphère nous accompagne au long de la lecture - cahotique, elle aussi parfois - de Pour quelques gouttes d'alcool, récit romancé de l'enquête de Sherwood Anderson sur les trois frères Bondurant, moonshiners de renom, leur histoire, les attaques dont ils ont fait l'objet, les vengeances qui s'en sont ensuivies, le procès - et le meilleur : tout ce qui peut contribuer à forger une réputation.
Le sujet pourrait n'intéresser que les spécialistes, sur cette période tout de même assez particulière de l'histoire des États-Unis, et la reconstitution de l'enquête, par alternance du récit entre histoire passée et enquête en cours, est parfois difficile à suivre. Les noms des personnages se mêlent parfois dans l'esprit, il est ardu de savoir ou de comprendre par moments qui fait quoi, l'objet exact de l'enquête, et surtout qui, finalement, est mort. Il faut un effort pour suivre certains méandres, et l'on craint parfois de se fatiguer, de laisser tomber l'affaire, et le livre du même mouvement.
Mais il n'en est finalement rien, car à intervalles réguliers, sous les yeux du lecteur dubitatif, éclatent de vrais morceaux de littérature, des morceaux à la tension et l'écriture si dense qu'il est pour le coup impossible de lâcher l'ouvrage. Et finalement dès le départ le ton en est donné, puisque le roman s'ouvre - étrangement - sur la mise à mort à la ferme Bondurant d'une truie, qui fixe à travers l'odeur âpre du sang les caractères des personnages. Dès lors, ces épisodes de violence et de sang viennent ponctuer l'itinéraire de la narration : l'attaque de Forrest Bondurant en est à plusieurs titres l'instant fondateur, et l'on doit reconnaître qu'on est happé, fasciné, par ces récits nourris d'intensité et teintés de la lumière du crépuscule.
Par moments encore, dans ces instants de répit et d'allongement tranquille de la narration, où le récit prend son temps, on se laisse emporter dans ces descriptions minutieuses des alambics, ces mouvements circulaires dans le roman où les personnages apprécient la couleur, la densité, du précieux liquide, qui clapote au fond des bonbonnes, comme une revue générale des différents aspects possibles de l'alcool, et de ses effets, de cette vibrante chaleur qui déferle sur l'organisme de ces hommes durs, qui ne se laisseront pas fléchir, et qui sont eux-mêmes les créateurs de leur propre Histoire.
Dans ce récit, Matt Bondurant raconte l'histoire de son grand-père et de ses oncles, mais il n'est jamais aussi intéressant que lorsqu'il plonge dans une reconstitution où l'imagination a sa part à jouer, et où l'enquête et la reconstitution proprement dites laissent la place au romanesque. Étrangement, l'aspect qui aurait pu me passionner - l'écrivain-journaliste Sherwood Anderson, ses contacts avec Hemingway, Faulkner... m'a laissée complètement indifférente et froide, et l'on a hâte de replonger dans l'univers âpre et salé de cette famille pas comme les autres. L'opus est, paraît-il, en cours d'adaptation au cinéma : on se doute de tout le parti grandiose qu'il est possible de tirer d'un tel roman - pourvu que le réalisateur soit à la hauteur.
Merci à BOB et aux éditions L'archipel pour la découverte de ce roman, dont la lecture m'a pris du temps, je ne peux le nier ; mais je ne regrette pas d'être allée au bout.