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Biais   d'humeurs    ...
9 janvier 2009

Les Bienveillantes, de Jonathan Littell

littellJe n’avais pas voulu lire Les Bienveillantes de Jonathan Littell, d’abord parce que ce roman avait reçu un prix littéraire. Je me méfie tellement des livres primés, qu’en général j’ai plutôt tendance à ne surtout pas les acheter, exception faite pour les prix Nobel, depuis que j’ai lu Claude Simon. Un autre frein majeur me retenait : le sujet. Toutes les histoires, tous les récits liés à la seconde guerre mondiale retentissent la plupart du temps en moi comme autant de coups de poignard, et je ne me sentais pas l’âme à lire de telles atrocités en perspective.

Le livre ayant paru en poche, et mon âme s’étant – pour un temps – apaisée, je me laissai finalement convaincre. Il m’a fallu de longues semaines pour parvenir au bout de ce récit. D’abord, c’est une somme (dans les 1400 pages de mémoire ?). Qui ne va pas d’ailleurs sans quelques longueurs, mais c’est aussi que je suis  paresseuse… Ensuite, les scènes décrites parfois sont si insoutenables que l’imagination même ne peut se les représenter. Il faut poser le livre, visualiser – car malgré soi, la lecture ne continue pas sans avoir d’abord réalisé, pour poursuivre ; et c’est là sans doute toute la difficulté de ce récit. J’ai dû entrecouper cette lecture d’autres divagations, comme pour me reposer, puis quand je jugeais être à nouveau capable de faire face, je reprenais le livre.

Le sujet des Bienveillantes n’est un secret pour personne. Un homme ordinaire, Aue, devient SS, participe à la grande épuration juive, et nous en fait le récit minutieux, détaillé, tout en y entremêlant des épisodes passés et présents de sa propre vie, intime et familiale. Il ne faut certainement pas chercher dans ce roman la dimension proprement historique des faits, qui n’est en rien novatrice ; davantage cependant m’a séduite la réflexion pour ainsi dire philosophique sur ce qui peut mener un homme ordinaire à devenir, dans un tel contexte, un criminel pleinement autorisé. Il n’y a pas, chez ce personnage, trace d’un quelconque sadisme – au contraire, il est assez humain (et c’est assez déstabilisant) pour éprouver pleinement l’horreur de ce qu’il fait, le dégoût de lui-même, mais il accomplit malgré tout sa tâche. Il est convaincu du bien-fondé de ce qu’il fait – les juifs sont sans nul doute les ennemis, dans sa culture et son esprit, mais il ne parvient pas à comprendre, m’a-t-il semblé, qui il est réellement. C’est donc avant tout l’histoire d’une quête de soi. Tout ce qui accompagne sa réflexion est intéressant, et les passages parfois les plus longs proposent cependant une explication sur l’émergence d’un système en soi absurde, mais qui a sa logique propre, destiné à prouver la malfaisance de la population juive, les données scientifiques, ethnologiques, venant renforcer toutes ces « preuves », que nous jugeons bien entendues totalement irrecevables, mais qui participent de cette espèce de vertige irrationnel au terme duquel le plus impensable est finalement permis, devient monnaie courante. Le postulat de départ, révoltant dans son exposé premier, consiste à dire que tout autre que lui, dans les mêmes circonstances, en aurait fait autant. Si l’on en doute a priori, force est de constater, au fil de la lecture, que la question mérite d’être posée… se pose, effectivement, au fur et à mesure du déploiement du récit.

Les scènes de tuerie pure et simple, l’Aktion en particulier, sont véritablement dures à lire. A chaque ligne il faut se dire que Ceci n’est PAS une fiction, et je garde en mémoire, douloureusement, l’image de ces hommes, femmes, enfants massacrés, de ces phrases qui m’ont hantée pendant plusieurs semaines… « fusillez mes enfants proprement, s’il vous plaît…. ». Mais ces scènes sont finalement, au regard de l’ensemble de l’œuvre, peu nombreuses. On a cependant le sentiment qu’elles sont omniprésentes, tant leur souvenir irradie le récit, et demeure même après que d’autres épisodes, plus apaisés, et loin de la guerre, leur ont succédé.

Les passages qui abordent la vie intime, et sexuelle du narrateur, sont également dérangeants. L’auteur choisit pour personnage un homosexuel, et dès le début du texte la violence du langage est d’emblée associée à la sexualité, tel cet épisode qui signe l’entrée de Aue dans la SS alors même qu’il vient de se livrer – au sens propre – à un homme de passage dans la rue ; manquant de se faire arrêter pour ce crime, c’est avec la jouissance de la subversion que le narrateur franchit la porte qui fera de lui un criminel autorisé. Au fil du récit, cette homosexualité révèle ses sources dans une histoire familiale déjà pervertie, et bascule de plus en plus dans la perversion. L’on ne sait plus finalement ce qui relève de la réalité, du rêve et du fantasme, comme l’on n’arrive plus à savoir où se situent le bien, le mal, la justice et la vérité… c’est à nouveau le vertige, le tourbillon insensé dans lequel sont prises les valeurs morales, les repères, échangeant leurs places, noyant le lecteur dans un monde où plus rien n’a vraiment de sens, hormis le crime, la folie des hommes. Le narrateur devient alors exemplaire d’une parole qui raconte ce monde insensé.

Il nous est impossible cependant, à quelque moment que ce soit, d’avoir l’ombre d’une pitié, d’un attachement, pour le narrateur qui nous livre, à distance ou à vif ? ses réflexions et l’histoire de sa vie. La fin du roman cependant, qui vient éclairer enfin le titre choisi, les Bienveillantes, m’a semblé réellement bouleversante pour le narrateur. Loin du statut initial qu’il se donne au début du livre, avec cette arrogance presque, ce défi lancé au lecteur de faire mieux que lui en de pareilles circonstances, il revient sur un épisode précédent, la pendaison d’une jeune femme… et simplement, à ce moment-là, il semble comprendre, percevoir, ressentir comme lointainement, la folie absurde de ce geste, le non-sens de cette mort, cette privation insensée d’une vie humaine. Si nous avons pris cette vie, se dit-il alors, cela signifie que plus rien n’a de sens, que tout peut arriver, car nous n’en avions pas le droit. Les Bienveillantes sont alors ces échos, jamais éteints, des souvenirs atroces qui désormais le hantent… et me hanteront aussi, longtemps, tant on ne peut sortir indemne d’une telle lecture.

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Commentaires
P
Certains s'indignent qu'on puisse faire un roman sur la Shoah. Lanzmann, par exemple, l'auteur du plus grand témoignage sur cette époque, récuse de telles tentatives, qui pourraient donner du crédit, pense-t-il, aux "négationistes" de tous poils.<br /> Quant à moi, je crois à l'efficacité de cette entreprise qui consiste à donner la parole (même imaginaire) à ceux qui n'ont pas hésité à commettre de telles horreurs. <br /> La restitution des conditions mentales qui ont donné lieu à la possibilité de l'inimaginable est une contribution à la connaissance plus exacte de ce qu'on appelle l'être humain.<br /> Et pourquoi se voiler la face?<br /> Demain, tout peut recommencer...<br /> Je n'ai pas pu aller au bout de ma lecture. Au moment de la restitution de ce qu'on appelle la "Shoah par balles", il a fallu que je laisse mes émotions s'apaiser...<br /> Mais j'y reviendrai. C'est sûr. Le livre est là qui m'attend, qui attend son heure.<br /> Parce que c'est un grand livre. Un incontournable sur cette époque.
M
Certains passages sont durs à lire mais il y a aussi l'ampleur des plus de 1000 pages parmi lesquelles beaucoup de considérations historiques et philosophiques, ce n'est pas toujours évident (parfois on sature un peu...).
S
En effet, ce livre semble éprouvant. Je ne sais pas si j'aurais le cran de le lire.
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