Histoire d'O, ou le désir contenu dans l'imparfait du subjonctif
Je suis venue à Histoire d'O par une voie inattendue, celle de l'étude des romans d'Alain Robbe-Grillet. Rien de plus éloigné du désir, me direz-vous, que les oeuvres arides et sèches de celui qui prétendit, évincer du roman la forme du récit, en se gardant bien de le faire, toutefois, pour mieux lui redonner corps finalement dans la construction que le lecteur réopère lui-même de l'histoire. Mais plus importante encore est la place que l'auteur accorde à l'imaginaire érotique, que l'on peut qualifier sommairement, et sans pousser plus avant, de sado-masochiste (dont je pense cependant qu'il n'en est rien). Dans l'une de ses oeuvres - l'un des versants "autobiographiques" me semble-t-il mais il faut que je vérifie - Robbe-Grillet évoque Histoire d'O, et lorsque je tombai sur ce titre en librairie sans le rechercher particulièrement, je l'achetai (en le glissant sous une pile de bouquins sérieux tout de même). C'est l'un des livres de ma bibliothèque que je pense avoir le plus relu, et régulièrement j'y retourne comme on retourne en pélerinage.
Ce n'est pas, dans Histoire d'O, la dimension proprement érotique des faits qui me fascine; ni cette soumission de l'héroïne dont pourtant j'admire - sans vraiment le comprendre - l'abandon total au désir. Dans cette oeuvre, rien de vulgaire, rien de grossier - d'autres auteurs se piquant de libertinage ont peine à égaler la beauté de l'écriture d'Histoire d'O, pensant qu'érotisme va toujours de pair avec la mention de désignations crues et grossièrement descriptives. Mais ici l'érotisme n'est pas à chercher du côté du signifié; la saveur du texte réside tout au contraire dans la jouissance proprement textuelle du récit, des mots eux-mêmes, de la grâce des phrases et des subordonnées enchâssées qui ont un goût lointain de La Princesse de Clèves. Cet enchâssement, souvent causé par l'emploi du discours indirect, donne un relief particulièrement ample au phrasé d'un roman dont l'action pourtant se passe volontiers de mots.Mais quel plaisir de trouver, en bout de ces longues phrases ondulantes, comme un bijou indiscret, mis en relief, l’un ou l’autre de ces subjonctifs imparfaits qui sonnent comme un état suranné du langage. L’accent circonflexe m’y semble toujours posé comme un pétale délicat, relevant le verbe d’une touche de noblesse absolue. La phrase serpente et s’offre à l’esprit contenté, satisfait de trouver la juste note au terme d’une mélodie captivante. Tout l'érostime d' Histoire d'O se mesure, pour moi, à cet emploi adéquat de l'imparfait du subjonctif, désavouant ainsi la lecture simplement littérale que l'on pourrait faire de ce livre.
Car rien de ce qui est dit ne se laisse facilement attraper, appréhender par l'imagination - tout est toujours comme tenu à distance, en respect, par un langage si élégant qu"il donne aux sous-entendus leur sens plein. Ce contraste entre le dit et le dire est si réussi qu'il devient exemplaire de ce que je nomme la littérature du désir, plutôt que la littérature érotique. Le personnage d'O est ainsi un personnage vide, comme la lettre qui le symbolise, qui appelle et aspire à être comblé, mais également un personnage plein, comme la lettre qui le représente représente un espace contenu, cerné, étroitement maintenu dans ces bornes décentes que lui assure un langage juste. On se tromperait, à mon avis, à ne voir dans Histoire d'O qu'un récit sado-masochiste pour âme en peine de satisfaction sexuelle, on s'y tromperait même en n'y voyant qu'une dimension sexuelle. Et c'est pour cette raison je pense, qu'aucun film ne pourra jamais représenter ce roman à l'écran, parce que sa force ne réside pas dans l'image montrée, mais dans l'image suggérée par les mots qui la constituent, et l'ordre de ses mots, la composition de la phrase, ne pourrait être modifiée souvent sans bouleverser le fragile équilibre qui mène à la dimension érotique du langage lui-même. D'ailleurs, ce que j'aime le moins dans ce récit, sont les passages les plus limpides, ceux où la réalité des mots déborde du mot qui la représente, ceux où il n'y a plus d'ambiguité textuelle (j'avais écris sexuelle), d'où certainement la moindre réussite de "retour à Roissy" qui fait immédiatement suite au roman, dont l'auteur nous prévient d'ailleurs qu'il s'agit de la "dégradation" de celui-ci. Je suis d'accord. Il y a certes une dégradation générale du statut d'Ô, qui en devenant simple prostituée perd un peu de la distance qui fait tout son mystère, mais il y a surtout une dégradation du langage qui l'accompagne, qui devient plus cru, plus référentiel - et le texte en perd une large dimension érotique.
Je n'aime pas particulièrement la littérature érotique. Je la trouve, la plupart du temps, fort mal écrite, et peu propice à susciter le désir. J'ignore si La vie sexuelle de Catherine M. a la prétention d'appartenir à cette catégorie, mais si c'est le cas, l'auteur peut se rassurer : par la vulgarité du langage et l'absence de considération pour les mots, ce texte y a toute sa place. Encore qu'il y ait çà et là quelques trouvailles qui méritent peut-être une ébauche de réflexion - mais je n'ai pas le coeur à relire cet ouvrage. Mais Histoire d'O est plus qu'un récit érotique, dans la mesure où c'est avant tout un langage qui se crée et se déploie sur la page. En ce sens, la littérature érotique retrouve ses lettres de noblesse.